Je me suis toujours définie comme une séfarade freudienne. Il faut que j’ajoute Freud, un bon ashkénaze, et donc le travail de psychanalyste de ma mère, pour justifier mon identité séfarade. C’est comme un nom de famille, que je compose pour le rendre plus noble : “Ne vous méprenez pas, le nom ne fait pas le rabbin!” Slama Freud, ça sonne quand même mieux que Slama tout court.
Elle est d’ailleurs là, l’histoire tunisienne de ma famille, dans cette particule invisible, dans ce récit qui nous anoblit et qui nous différencie des autres séfarades: les juifs d’Afrique du Nord contre lesquels on m’a mise en garde depuis que je suis enfant. Une injonction compliquée pour la juive d’origine marocaine et tunisienne que je suis…
Ils se sentaient si français, ceux de ma famille tunisienne. De leurs prénoms jusqu’à leurs engagements, ils avaient les codes de la bonne bourgeoisie française. Dans mes yeux d’enfant, je les voyais d’ailleurs comme ça, des bourgeois. Les images de leur arrivée à Sarcelles et de leur petit appartement proche de la gare du Nord, s’étaient effacées derrière notre récit familial.
C’est en cela que le travail de mémoire ressemble au travail psychanalytique. Je n’allais pas abandonner Freud si facilement! En interrogeant ma famille sur son histoire et sur mes grands-parents, que j’ai peu connus, je bouscule mes représentations, je les dé-construis et je change le décor de ma mémoire que je confronte à la grande Histoire, celle de la colonisation au Maghreb et de l’immigration des juifs d’Afrique du Nord en France dans les années 60.
Le roman familial
Selon le roman familial, mon grand-père, Roger Slama, était le plus bel homme de Tunis. Moitié grana, moitié berbère, il avait étudié au Lycée Carnot et avait reçu une éducation française classique. C’était aussi l’un des fondateurs d’un cabaret nommé le Phalène. Il voulait être acteur, il en avait la beauté, il deviendrait avocat.
En 1941, il fuit la Tunisie pour échapper aux camps de travail forcé et rejoint De Gaulle et la résistance à Londres, où, selon ses dires, il poursuit surtout sa “vie de cabaret” entouré des femmes sans hommes, alors mobilisés.
Après la guerre et un premier mariage, il épouse ma grand-mère Nelly Sarfati, la plus belle femme de Tunis, qui, amoureuse, lui avait écrit des lettres tous les jours depuis son départ à Londres. Vous allez dire que j’exagère, que je fais la “tune”, mais c’est la vérité, les photos attestent de leur beauté.
Nelly vient d’une famille de juifs tunisiens traditionnels et aisés, marchands de tapis au souk de Tunis. Comme le raconte mon oncle, le père de Nelly, Fraji sur les papiers officiels que j’ai retrouvés plus tard, était “presque rabbin”. Il priait tout le temps, surtout depuis qu’il avait perdu son fils aîné pendant la guerre, tombé malade alors qu’il était en camp de travail. Il interdit à ses filles de s’instruire et à Nelly de passer le baccalauréat car selon lui, aucun homme n’épouse une femme cultivée.
Des années plus tard, en épousant mon grand-père Roger, ma grand-mère Nelly change de statut. Elle abandonne l’arabe qu’elle parle avec sa famille mais qu’elle ne parlera jamais avec ses enfants, et devient française, puisque Roger a été naturalisé en 1936.
Avant d’émigrer en France, ils vivent avenue Kléber, au coin de la rue Lafayette dans un grand appartement. Mon grand-père est devenu magistrat français, mais après quelques années, il a été détaché au Tribunal de Tunis.
De son enfance en Tunisie, ma mère me raconte ses balades au Saf Saf à la Marsa, mon oncle et ma tante, le sentiment de liberté qu’ils avaient, à vivre dehors, au soleil, entourés, les grands repas de famille avec les frères et sœurs de Nelly, les trois mois d’été dans la maison sur une plage proche de Carthage.
La France
En 1962, c’est le départ pour la France. Le contrat de mon grand-père en Tunisie n’est pas reconduit, suite à la guerre d’Algérie selon ma mère. Il est français, travaille en France, il faut partir. Pour Roger, c’est un départ sans nostalgie. Lui qui se sent français avant tout, est heureux de rejoindre Paris, la ville des sept paradis comme il l’appelle, faisant référence aux sept champs de courses de la capitale.
Du départ, ils n’en parlent pas entre eux. C’est dans l’ordre des choses. Ce qui les marque par contre, c’est Sarcelles. Ils pensent rejoindre un Paris fait de dorures, les voilà pour trois ans dans un Sarcelles en construction. C’est l’hiver 62, un hiver terriblement froid dont les immigrés se souviennent. Ma grand-mère tombe alors dans une grande dépression. Elle, si coquette et sophistiquée, se laisse aller.
Ma mère, qui a 9 ans à son arrivée en France, me raconte qu’à ce moment-là, elle développe elle-même la phobie des ponts qui s’effondrent quand elle prend le train. Je trouve l’image intéressante, y a-t-il des exils, des passages de ponts d’un pays à un autre, sans effondrement? Nelly ne retournera jamais en Tunisie, le pont s’est bien effondré.
Ma mère vit une vie parisienne, au rythme de l’après-Mai 68. Elle se marie finalement avec un juif marocain, une déception pour ses parents, qui voulaient l’assimilation à tout prix. Pour sa famille, le judaïsme n’est plus vraiment leur problème. D’ailleurs, ils ne parlent jamais de mon grand-père sans évoquer son athéisme militant. Quant à la Tunisie, c’est un paradis perdu d’avance. Mais l’injonction de devoir être une séfarade différente des autres est restée.
Ma mère se marie d’ailleurs plus tard avec un juif français, un Marx. À la fin de notre entretien, elle me dit fièrement, “mes parents auraient été contents que je sois avec un Marx, même s’il est juif”. La particule est ajoutée, fin de l’histoire vous me direz ?
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, heureusement! Elle passe par moi, par ma génération et les suivantes. La transmission nous donne ainsi un droit de regard sur la mémoire. C’est une autre époque et je ne cherche plus à composer mon nom ou à composer avec mon nom. Et Freud n’y est d’ailleurs pas pour rien.
Elisa Azogui-Burlac